Utiliser la réflexivité pour mieux accueillir la détresse : les scripts qui transforment la relation thérapeutique en kinésithérapie.

Par Camille Leteurtre

Introduction

Lors des Journées Francophones de la Kinésithérapie 2025, nous avons eu la chance de proposer un atelier sur un sujet sensible mais fondamental : la détresse en séance de soin, qu’elle soit celle du patient ou la nôtre, en tant que kinésithérapeute.
Un atelier que nous avons pensé comme un espace d’expérimentation, d’échanges et de prise de conscience, où la réflexivité s’est révélée être une compétence essentielle pour nous aider à accueillir la détresse et à y répondre de manière relationnelle et humaine.

Détresse et douleur : une réalité du soin

La détresse fait référence à une souffrance liée à un sentiment d’inquiétude extrême. Comme toute émotion, elle englobe une réalité physiologique, cognitive, affective et relationnelle, et peut se manifester de multiples façons, du plus subtil au plus évident.

Elle transparaît par exemple dans le choix des mots, dans le ton de la voix, la cadence, les volumes ou les silences. Elle se manifeste aussi dans le regard — peut-être fuyant ou questionnant — ainsi que dans les gestes et la posture.

La détresse fait partie intégrante des expériences de la douleur et des soins (Dillon et al., 2023), mais ses manifestations ne sont pas toujours simples à identifier.

La détresse circule

La détresse circule et entre en résonance chez le clinicien. En présence de la souffrance de l’autre, nous faisons également l’expérience de la détresse, nous sentant submergés ou démunis.

Face à la détresse des patients, les kinésithérapeutes rapportent ressentir :

  • De l’inconfort, craignant d’ouvrir « la boîte de Pandore » sans être certains de leurs compétences pour y répondre de manière adaptée.

  • De la peur, en se demandant si laisser de la place à la détresse n’augmenterait pas le risque de l’empirer, s’inquiétant alors pour la sécurité du patient.

  • La pression de ne pas passer à côté d’une pathologie grave, avec le sentiment que la détresse rend l’évaluation plus complexe.

  • De la crainte pour leur propre sécurité, notamment lorsque la détresse s’exprime par de la colère ou de l’agressivité.

4 scripts face à la détresse

Dans une brillante analyse ethnographique d’interactions entre kinésithérapeutes et patients souffrant de douleurs lombaires chroniques, Dillon et al. (2023) identifient quatre scripts que nous, cliniciens, tendons à adopter en réponse à la détresse exprimée par les patients :

  • Le script « inconscient » : lorsque la détresse exprimée par le patient n’est pas remarquée par le clinicien, qui ignore les signes verbaux et non-verbaux.

  • Le script « joyeux » : qui consiste à éviter la détresse en adoptant un ton joyeux, humoristique ou rassurant à tout prix, minimisant ainsi la souffrance exprimée.

  • Le script « expert » : lorsque l’on se réfugie dans une posture d’expertise, occupant l’espace par un discours technique sur l’anatomie ou la pathologie pour détourner l’attention.

Nous adoptons toutes et tous ces stratégies à différents moments de nos journées et de nos conversations cliniques. Souvent inconscientes, elles visent à nous donner le sentiment de garder le contrôle dans une situation inconfortable. Malgré nos bonnes intentions, ces 3 scripts peuvent malheureusement créer de la distance dans la relation thérapeutique.

Heureusement, Dillon et al. (2023) ont également observé un 4eme script ! Une autre réponse, plus ajustée : celle qui reconnaît et accueille la détresse avant de chercher à avancer avec elle, sans la minimiser.

 
 

Un 4eme script possible : le script « humaniste, naviguer la détresse »

Avant toute recherche de solution, les patients expriment avant tout le besoin d’être entendus, reconnus, et de pouvoir exister pleinement dans l’espace de soin avec leurs émotions. La qualité de la relation thérapeutique peut être profondément transformée par cette reconnaissance simple mais authentique.

Accueillir la détresse ne signifie pas chercher à la résoudre. Cela peut commencer par des gestes modestes : laisser un silence, valider ce qui est dit, normaliser les émotions dans les circonstances vécues, ou encore offrir un choix.
Ces gestes peuvent paraître simples, mais ils exigent un véritable engagement émotionnel de la part du thérapeute. Car, comme nous l’avons souligné, la détresse circule et vient aussi nous toucher, soignants.

C’est pourquoi nous insistons sur l’importance de l’auto-préservation : reconnaître nos limites, demander du soutien, créer des espaces d’échanges entre pairs, pour éviter que l’épuisement ne s’installe et pour continuer à générer des pistes de discussions et de traitements. Le système de soin actuel ne facilite pas toujours ces espaces, mais cela rend d’autant plus précieuses les initiatives collectives pour les faire exister.

La réflexivité comme ressource professionnelle

Face à ces enjeux, la pratique clinique réflexive prend tout son sens. Elle permet entre autres de :

  • Prendre conscience de nos réactions cognitives, émotionnelles, physiques et comportementales automatiques.

  • Identifier les situations qui nous mettent en difficulté, afin de mieux nous y préparer.

  • Expérimenter de nouvelles réponses, mieux ajustées, en accueillant l’inconfort associé.

  • Préserver notre engagement et notre bien-être professionnel, limitant ainsi le risque de burn-out.

  • Contribuer à une culture de soin plus humaine, consciente de sa complexité émotionnelle, pour un développement collectif.

Il ne s’agit donc pas d’être parfait ni de toujours bien faire, mais d’apprendre à faire avec ce qui est là — en nous, et chez l’autre.
Apprendre à reconnaître et à être en présence de la détresse.

Références

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