Le Hot-Cross Bun réflexif : Camille Leteurtre analyse une séance difficile

Par Camille Leteurtre

Introduction

Le hot-cross bun, c’est la brioche traditionnelle de Pâques au Royaume-Uni. Contrairement aux apparences, ce blog ne contient pas de recette de cuisine (mais je vous ai mis un lien à la fin).

A la place, je vous offre un exercice réflexif à propos d’une séance que j’ai vécue récemment avec un patient. En écrivant cette phrase, je ressens déjà de l’inconfort. Un sentiment lié au fait de se sentir vulnérable lorsqu’on dévoile une partie de de soi. Alors je vous remercie, par avance, de votre lecture bienveillante.

Le hot-cross bun, c’est parce que nous sommes au mois d’Avril, le mois de Pâques, et que je vois ces petites brioches partout. (A l’heure où j’écris, c’est aussi l’heure du goûter : je suis alléchée !) 

Le Hot Cross Bun comme modèle des TCC

Plus sérieusement, le choix du hot-cross bun pour ce blog est parce que cette brioche a donné son nom au modèle développé par C. Padesky et D. Greenberger (1995) comme concept central des thérapies de changement de comportement. Il s’agit d’une visualisation simple qui permet de décortiquer le chaos de nos expériences.

Le modèle du hot-cross bun propose de prendre pour point de départ une situation vécue et d’identifier les réactions qui se produisent en nous en amont et/ou en réponse à celle-ci : les pensées qui nous ont traversé l’esprit, les émotions que nous avons ressenties, les sensations physiques qui se sont manifestées dans notre corps, les comportements qui en ont résulté. Ces expériences se produisent simultanément, interagissent et il est souvent difficile de les dissocier et de les nommer.  

Utilisant une approche basée sur le modèle ACT (Acceptance and Commitment Therapy), je me sers de ce modèle en clinique. Il permet, entre autres, une prise de conscience de ce qui nourrit nos schémas de réponses comportementales à des situations qui nous challengent, pour pouvoir avancer ensemble, avec le patient, vers des changements de comportement plus favorables. C’est aussi un modèle que j’aime utiliser pour ma propre pratique réflexive.

Analyse réflexive d’une séance avec un de mes patients

Il y a quelques jours, à la suite d’une interaction avec un patient, j’ai ressenti un sentiment d’insatisfaction et de la frustration. Je ne pouvais pas expliquer pourquoi, je savais simplement que j’étais mal à l’aise avec l’issue de la séance.

Quand cela m’arrive (et ce n’est pas rare…), je fais parfois le choix de ne prêter que peu d’attention à ces sensations : je dois continuer avec ma journée, j’ai d’autres rendez-vous, etc. Mais parfois, comme cette fois, je choisis de ne pas les ignorer et de prendre un temps pour les explorer et tenter de les comprendre.

Alors tout chaud, juste sorti du four, je vous livre mon hot-cross bun réflexif sur cette situation.

(NB : des informations ont été retirées et modifiées afin de respecter la confidentialité de la personne)

Situation

Je travaille depuis 4 jours avec ce patient au sein d’un groupe du programme de management de la douleur. Lors d’une séance individuelle, nous prenons un temps pour discuter de son expérience du programme jusqu’à présent.

Je connais certains éléments du parcours de vie de cette personne, un parcours qui a souvent été difficile et parsemé d’évènements traumatiques. Nous en avons déjà discuté ensemble et c’est également documenté dans son dossier médical. Je les ai donc bien en tête lorsque nous entamons notre conversation.

Comme souvent dans ces situations, cette personne a développé des stratégies comportementales qui lui créent un sentiment momentané de contrôle sur les évènements, sur son corps et sur sa vie. Certaines de ces stratégies ont été identifiées avec lui comme aidantes, d’autres comme des freins à la réalisation d’activités importantes pour lui. M’appuyant sur l’approche ACT, je continue de m’interroger sur leurs risques à long-terme.

Pensées pendant la séance

« Certains de ces comportements de contrôle semblent être au détriment sa qualité de vie, mais quelles vont être les conséquences de les challenger ? »

« Je le sens trop vulnérable. Si j’ébranlais son sentiment de sécurité, cela entrainerait peut-être des comportements encore plus destructeurs… ??  Heeeelp !! Je ne suis clairement pas qualifiée pour travailler sur ces comportements avec lui. »

« Il faut absolument que cette séance soit utile pour lui ! Il faut qu’on fasse quelque chose nous permette d’avancer. Mais je n’ose rien proposer... Je ne sais pas quoi faire. » 

Émotions pendant la séance

J’ai peur, je crains de faire/de dire quelque chose qui aura des conséquences néfastes.

Je doute sur comment faire évoluer la conversation.

Je doute de mes capacités à gérer la situation de manière thérapeutique à ce moment précis.

Sensations physiques pendant la séance

Je me sens agitée. Mon cœur bat plus vite et fort et je sens des pulsations dans mes tempes.

Je tente de rester calme et concentrée sur ce qu’il dit et fait.

Comportements

Je fais le choix de ne pas challenger le patient sur ces comportements de contrôle, à ce moment-là.

Je maintiens une écoute active, je valide son expérience. Je continue de faciliter sa réflexion sur les points qu’il identifie comme importants à travailler sur les prochains jours du programme. Je le guide dans l’articulation des barrières qu’il pense rencontrer et dans le renforcement de son sentiment d’efficacité personnelle quand il reconnait les stratégies qu’il peut mettre en place pour les gérer.

Pensées après la séance

« J’ai été nulle !! Je n’ai pas du tout pu aider ce patient. »

« On n’a rien fait de nouveau, ça n’a servi à rien pour lui. Quelqu’un d’autre aurait mieux géré la situation que moi… »

« Aaaarrrghhhhh !!! »

Émotions après la séance

Je suis déçue et je m’en veux de ne pas avoir utilisé ce temps avec lui pour faire avancer le traitement.

Je me sens aussi soulagée de ne pas avoir pris ce que je percevais comme un risque.

Sensations physiques

Une gêne dans l’estomac et une très forte envie de ne pas y porter de l’attention et de passer à autre chose.

Etc. etc.

Conclusion de l’exercice

Finalement, j’ai choisi de ne pas ignorer ces sentiments et j’ai planifié une séance de supervision avec ma collègue psychologue. D’une part, elle m’accompagnera plus loin dans cette réflexion. D’autre part, je souhaite bénéficier de son expertise et de son recul pour évaluer le risque que j’ai perçu à challenger certains des comportements de contrôle que nous avons identifié avec le patient. Elle m’aidera à réfléchir à comment aborder une prochaine séance avec lui.

En attendant cet échange de supervision, le fait d’avoir exprimé les éléments ci-dessus me donne déjà une bouffée d’air frais. Avec ce recul, je comprends maintenant que la frustration ressentie après la séance était liée à ma propre tendance à être critique envers moi-même et à l’idée comme quoi je dois être productive et performante à chacune de mes interactions avec les patients (hm, un schéma familier… !).

Alors que j’étais frustrée envers moi-même, en revisitant la conversation, je pense finalement avoir fait le choix le plus sûr, dans le contexte de cette séance, et avec les connaissances que j’avais dans l’instant de cette rencontre : j’ai fait le choix de ne pas aller trop vite, de nous donner du temps ; à la fois pour le patient, une personne particulièrement vulnérable à ce moment-là, qui n’est qu’au début du programme et avec qui la relation de confiance est encore jeune ; et à la fois pour moi, en m’offrant la possibilité de mieux formuler mes impressions, de solliciter le soutien de mes collègues et ainsi réfléchir à mon approche du soin afin que l’expérience du patient soit thérapeutique.

J’en reviens à nouveau à cette conclusion : « Prendre du recul, c’est prendre de l’élan » (MC Solaar et al., 1993).

Cela me rappelle aussi que le choix d’avoir écouté l’expérience de la personne, d’avoir validé sa détresse et d’avoir offert un espace de sécurité et de confiance qui lui a permis de s’exprimer constitue en soi une séance productive. 

Je ne me sens plus frustrée.

En revanche, je ressens toujours l’envie d’aller manger une brioche…  

Camille

Camille Leteurtre et Guillaume Deville ont créé un formulaire de pratique réflexive, en accès libre et gratuit, découvrez-le 👉 ici 👈

Ils animent aussi une formation Pratique Clinique Réflexive. La prochaine session se déroulera les 22 et 23 Novembre 2024, à Paris. Les suivantes sont programmées pour 2025.

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Références bibliographiques

Greenberger D & Padesky C (1995) Mind Over Mood: Changing How You Feel by Changing the Way You Think, Guilford

MC Solaar & Guru (1993) Le bien, le mal. Guru’s Jazzmatazz, vol.1 ( clip )

Recette des hot-cross buns : miam!

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